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Les barbelés d’Annick Lefebvre au Théâtre de Quat’Sous : le spasme de vivre
Crédit: Simon Gosselin

C’est après avoir été invitée par Wajdi Mouawad à créer une pièce pour La Colline, Théâtre National, à Paris, qu’Annick Lefebvre lui est arrivée avec une proposition de ressort dramatique hors du commun. Une «maladie» étrange sévit sur des cas isolés, et l’unique protagoniste en est frappée : des barbelés lui poussent dans la bouche, et vont la faire taire à jamais. Elle a 75 minutes, le temps que dure la pièce, pour s’exprimer.
 
Suite à une attente qui nous a paru un peu longue, pour la seule et unique raison qu’on avait très hâte de la voir, la pièce est enfin présentée à Montréal, et arrive précédée d’une panoplie d’élogieuses critiques hexagonales. Il faut préciser qu’Annick Lefebvre a quelque chose de l’enfant prodige, qu’elle écrit à une vitesse prodigieuse, dans l’urgence, et que ses œuvres nous font l’effet d’un gifle particulièrement vigoureuse.
 
Peu de temps après avoir échappé de près à un emportièrage, avec la montagne d’émotions que ça implique, le personnage interprété par Marie-Ève Milot rentre chez elle, et constate l’émergence de barbelés au fond de son œsophage en vaquant à ses petites tâches ménagères. Sans franchement paniquer, tout d’abord, elle sera à son plus grand étonnement plongée dans des souvenirs un peu désagréables, qu’elle évoquera pour les spectateurs avec précision, nous racontant avec fluidité ses prises de position pas toujours populaires, ses coups de gueule et ses observations sur notre petite société, pendant qu’elle en est encore capable.


 
Avec ce monologue non genré, duquel s’écoule dès le départ une tension palpable, Annick Lefebvre ratisse large dans le réservoir de nos psychoses collectives. La maternité, la transmission des valeurs (positives comme négatives), l’appropriation de la souffrance d’autrui, le courage d’une prise de parole dans un monde où la majorité silencieuse règne, la remise en question de nos privilèges – nombreux sont les sujets qui se disputent sa plume, et qui se déversent par la bouche de son interprète.
 
Parlons de Marie-Ève Milot. On la savait extrêmement talentueuse; cette prestation nous le confirme. Tendue, résignée, elle s’adresse à un public invisible avec une véhémence qui surgit épisodiquement, comme un geyser, sans prévenir, avec une fougue remarquable. Tout repose sur ses frêles épaules, et elle soutient avec une force herculéenne ce texte hallucinant, telle une Atlas féministe brandissant à bout de bras sa bonne volonté.
 
L’intensité du monologue est opposée à la sobriété d’une scène où on trouve une cuisine fragmentée, comme s’il s’agissait de la seule pièce d’un immeuble à être restée debout après une catastrophe. Alexia Bürger joue sur les ambiances et la temporalité très discrètement, par le biais de changements d’éclairage et d’ambiances sonores, de bruits inusités qui agissent comme des signaux.
 
Et les exhortations de la protagoniste agissent aussi comme un signal pour le spectateur, car les barbelés, sans être métaphoriques, nous rappellent aussi que notre vie ne tient bien souvent qu’à un fil, à une série de petits miracles qui nous préservent des accidents mortels et des catastrophes naturelles. Un signal qui nous indique subtilement qu’il n’y aura jamais de meilleur moment que maintenant pour transiter vers une version optimale de nous-même.
 
Les barbelés
Jusqu’au 26 septembre
Théâtre de Quat’Sous.

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