Aller au contenu
Le Détesteur: lettre semi-condescendante à Eric Duhaime
Crédit: Facebook Eric Duhaime / Murphy Cooper

Salut Eric. Je vais te le dire d’emblée, je t’ai toujours trouvé sympathique. On ne partage pas du tout les mêmes idées, mais justement, ce sont des idées. Les tiennes. Les miennes.

Je pense même qu’on pourrait devenir amis. Dernièrement, mes amitiés improbables sont des amitiés que j’affectionne particulièrement. Je côtoie quelques personnes qui me rappellent fortement ta personne. Ce sont mes Eric Duhaime. Certains sont de vieux amis du secondaire, d’autres sont des détracteurs que j’ai invités à prendre le café.

Nos rencontres me réconcilient avec l’époque. Elles m’empêchent d’être confiné à une petite bulle idéologique dans laquelle tout le monde pense de la même façon et où on en vient même à sauter à la gorge de ceux qui ne pensent pas « assez » de la même façon. Avec mes Duhaime, je cultive des conversations difficiles et il m’arrive régulièrement de pédaler, faute de pouvoir valider certains faits avancés dans l’instantanéité du moment.

Des conversations de moins en moins difficiles, cela dit. Parce qu’elles nous ramènent au bon pas-si-vieux temps où il nous était encore possible d’entretenir une amitié avec ce qu’on appelle aujourd’hui des adversaires idéologiques. Où c’était vraiment pas tant la fin du monde de ne pas partager les mêmes idées.

Dernièrement, j’ai pris conscience d’un truc qui m’a donné froid dans le dos. Depuis quelques années, j’envoyais des humains aux ordures, plusieurs, comme on amène les poubelles sur le trottoir un mardi soir. Comme ça. Je les ai dépouillés de leur humanité et me suis refermé sur moi-même. C’est terrible. Mais c’était nécessaire. Le temps de me donner un peu d’espace et que tout se replace dans ma tête. C’est difficile de rester ami avec des gens qui s’entêtent à ne pas vouloir évoluer.

J’avais jeté mes Eric Duhaime. Oui, 1. parce qu’on ne se rejoignait plus du tout sur l’aspect idéologique, mais 2. c’est surtout qu’ils m’empêchaient d’évoluer. Ils m’entraînaient avec eux dans une espèce de spirale de confort et de paresse intellectuels. C’est peut-être d’ailleurs pour ça que t’as l’impression d’avoir la « majorité silencieuse » de ton bord : la plupart des gens naissent Eric Duhaime. J’étais moi-même Eric Duhaime en début de millénaire. Puis, j’ai été frappé par l’éveil philosophique. Depuis, je dois sans cesse lutter contre ma propre nature qui me rappelle quotidiennement que la vie était nettement plus simple quand je ne me fiais qu’à mes propres impressions et que je n’avais rien ni personne d’autre que ma tête et mon corps comme repère.

Quand je t’écoute et te lis, Eric, tu rassures une partie de moi. Celle qui aurait envie d’abandonner. Celle qui, parfois, est fatiguée de tout remettre en question de manière systématique. J’ai envie de te dire que le « old me » est 100% d’accord avec toi. Parce qu’il l’est. Mais la plus récente version de moi en est une vraiment plus honnête. Elle ne pourrait céder à ces envies de paresse et de confort. Elle ne saurait se contenter de se laver les mains du bien-être des homosexuels, par exemple, en se disant que « c’était pire avant ». Ma pensée ne peut pas s’arrêter là. Je dois la nourrir, toujours, jamais arrêter. Quitte à frôler l’épuisement.

Tu me fascines. Ça me fascine de voir que le gars qui nie les changements climatiques parce qu’il fait froid l’hiver occupe une importante place dans les médias depuis plusieurs années. Ça me fascine que le gars qui compare la culture du viol à un vol de voiture ait publié quelques essais déjà. Je veux dire, comment tu fais? La question est sincère. Comment tu fais pour aller au bout de tes projets même si, parallèlement à ceux-ci, tu te fais constamment remettre à ta place pour avoir hurlé les pires énormités ? Tu dois bénéficier d’une confiance inébranlable. 

Tu cumules les erreurs logiques d’argumentation et les raccourcis. Il t’arrive régulièrement de ne pas aller plus loin que le bout de tes orteils pour formuler une idée et la gueuler en ondes avec véhémence. Cette manie te met dans l’embarras plus souvent qu’à son tour. Tu pourrais facilement échapper à tout ça, par exemple, en partant de la pensée la plus actuelle et ensuite chercher à la déconstruire. Mais non. C’est comme si tu ne lisais pas ce qui dit à gauche. Je n’ai pas l’impression que tu te tiens à l’affût des idées qui ne correspondent pas aux tiennes. Comme si tu n’avais pas à le faire, parce qu’anyway, les gens de Québec seront derrière toi no matter what. 

J’écris ce texte et je me ronge les ongles à l’idée que j’aie pu avoir manqué de rigueur. Je vais le relire au moins 4 fois avant de le remettre à ma chef de pupitre. Je le publierai plus tard en soirée avec l’impression que je viens de rendre le pire des textes. Je suis comme ça. Ça me bloque. Si tu savais tous les projets que j’ai abandonnés parce que je ne m’en sentais pas capable. Toutes les opportunités que j’ai déclinées pour les mêmes raisons. 

On m’arrête tous les jours sur la rue pour me dire qu’on aime bien ce que j’écris. Je prends ces bons mots et je les place dans un endroit caché de ma tête. Ils me font plus de mal que de bien. Je me dis que ces gens ne doivent pas savoir de quoi ils parlent. Qu’ils ne savent pas distinguer un bon texte d’un mauvais. 

J’ai des amis hyper-brillants qui ont mis deux décennies avant de finalement plancher sur l’écriture d’un roman.

Et puis toi, quand t’as annoncé que tu publierais un essai sur l’homosexualité, tout le monde s’est senti mal en faisant la lecture des extraits rendus publics. On a tous eu cet idiot réflexe de se dire qu’au moins il n’était pas trop tard pour reculer. Tu comprends ? C’est pas méchant. Condescendant, oui. Mais pas méchant. On dirait que tu ne consultes jamais personne avant d’aller de l’avant et que tu formules tes idées au fur et à mesure derrière le micro et la dactylo sans jamais vérifier et revérifier. Advienne que pourra. 

C’est ça qui me jette à terre. Ton incapacité à te remettre en cause te mène crissement loin. Ça me rend inconfortable, parce qu’étrangement, tu me donnes la confiance de mener mes projets à bien. Je me dis que si le gars qui nie les changements climatiques parvient à trouver la confiance de publier des bouquins, pourquoi pas moi ?

J’ai parfois envie de redevenir un Eric Duhaime. Ça ne serait pas difficile de céder, pourtant. T’imagines les choses que j’aurais pu accomplir dans la dernière décennie, si je n’avais pas été aussi self-aware ? 

Plus de contenu