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Le Détesteur: j’ai longtemps sévi en tant que « troll ». Leurs commentaires ne m’affectent plus
Crédit: Murphy Cooper

La semaine dernière, j'ai accordé plusieurs minutes d'entretiens téléphoniques à des journalistes et des recherchistes pour parler des « trolls ». Chaque fois, je raccrochais insatisfait. Comme si on n'avait pas vraiment voulu m'écouter et qu'on cherchait plutôt à me faire dire ce qu'il fallait entendre, ici, là, dans la foulée des événements.

Tous unis contre les trolls! Cette organisation malveillante dont les adhérents reçoivent par la poste une carte de membre en règle et un devoir de nuire absolument, de causer du tort. Une espèce de Daesh du commentaire, quoi. Crissons ça à terre, ce groupe de terroristes virtuellement armés !

Remarque, je comprenais l’angle. C’est vrai que les femmes ne l’ont pas facile sur les médias sociaux. Mais ce que j’aime moins avec les médias, c’est quand ils partent en croisade contre une force maligne et qu’ils t’enfoncent dans la gorge un camp qu’il te faut choisir. Le bien. Le mal. Les victimes. Les méchants.

On sort la liste de contacts et on leur fait dire ce qu’on a envie d’entendre. On se fiche de l’expertise qui est propre à chacun, rien à battre de déranger de précieux experts sur les heures de travail. On ne tient pas compte de la générosité, du fait que divers intervenants accorderont plusieurs minutes de jasette, voire heures, au cours d’une même journée.

On s’arrange pour que toutes les voix s’accordent et valident ce qu’on croyait déjà. L’évidence. L’angle est décidé au préalable. On le sait, on le devine au bout du fil. On prévoit d’avance quels mots seront conservés et lesquels seront écartés. Prévisible. Tellement qu’on se demande : mais ça sert à quoi de me garder 45 minutes sur la ligne si, au final, on ne cherche qu’à me faire dire ce que tout le monde dit déjà ?

Alors voilà. Il y a les gentils. Et les méchants. Et toi, l’intervenant, on s’est servi de ton nom pour te faire dire précisément ces choses-là. Sans les nuances et l’expertise que tu aurais pu apporter. Pas important. Un soldat qui appartient à l’équipe des gentils, contre ton gré.

C’est que, d’abord, on te vend le sujet sur fond de drame avec un terme immuable. Figé dans le ciment. Trolls. Peut-être que t’as envie de rire. Parce que c’est drôle, quand même. Faut être assez nouveau sur Internet pour appeler ses détracteurs des trolls.  Je le rappelle : les trolls, ce n’est pas une organisation. C’est moins simple que ça. Tout le monde — ou presque — est un peu ce qu’on s’entête à appeler « un troll ». Ou l’a déjà été. Certains le sont plus que d’autres, évidemment.

Tu pourrais être le troll d’une seule personne sans même le savoir. Peut-être as-tu déjà lancé un truc virulent, sans tact ni filtre, qui résonne encore aujourd’hui dans la tête de quelqu’un. Pourtant, tu n’as pas le sentiment d’appartenir à un groupe de malfaiteurs.

Les journalistes se confondent en étonnement quand je leur dis que j’ai déjà été un troll à temps plein. Comme si eux-mêmes ne l’avaient pas été ne serait-ce qu’un tout petit peu. Comme si je venais de lever le voile sur une vie antérieure à sévir dans le crime organisé.

On n’espérait pas ceci. On voulait faire de moi une victime des trolls. Mais non. Bien loin de la vérité, aucun de mes détracteurs n’arrive à m’occasionner le moindre mal de tête. Pas même quand je me retrouve au coeur de la tempête et que des milliers s’en donnent à coeur joie. C’est quotidien. Nuit et jour. Dévisagé sur la rue. Par les commis. Rien à fiche. Jamais affecté.

Faut dire que mon cas est unique. J’en parle souvent ici : il m’arrive de crouler régulièrement sous des centaines de menaces de mort. Mais ça, les journalistes n’en avaient pas grand chose à faire. Ma voix ou celle d’un autre, ça change quoi ? Ce n’est pas ce que j’ai à dire qui importe, mais ce qu’on veut me faire dire.

Tout ça pour dire : quand on parle des « trolls », je me sens concerné. C’est comme si on parlait de moi, de ma vie d’autrefois. Sans me consulter. Sans même tenter de comprendre ce qui pouvait bien se passer dans ma tête quand je sévissais. Je suis là, au bout du fil, en pleine connaissance de cause, un vrai de vrai troll sanguinaire qui aurait un tas de choses à dire pour faire avancer la discussion, mais on passe à côté.

C’est justement parce que j’ai été un « troll » que leurs commentaires ne m’affectent pas aujourd’hui. Je sais parfaitement, et mieux que quiconque, comment les choses se passent dans la tête d’un troll. Parce qu’il n’y a pas si longtemps, on n’appelait pas un détracteur un troll. On l’appelait un internaute. Internet, bien avant que les médias s’y installent, c’était ça. Les forums de discussions avaient les allures d’une véritable jungle. On adhérait ou pas. Mais on savait fort bien dans quoi on s’embarquait.

Dès que j’enviais l’audace de quelqu’un, que mon égo était froissé et/ou que je me sentais menacé par la condescendance d’un quidam ou d’une personnalité publique, il me fallait intervenir de toutes mes forces. Je pouvais passer d’entières journées, sur la chaise d’ordi, à céder allègrement à cette urgence de remettre à sa place tout ce qui me rendait inconfortable.

J’étais le spectateur impotent d’un monde en mouvement qui me ramenait sans cesse à ma propre inertie. Il m’était permis d’intervenir. De laisser savoir aux gens qu’ils allaient trop vite pour moi et sans moi. Je ne jalousais pas forcément la réussite d’autrui. Ce qui me rendait fou, c’était surtout d’observer les gens prendre des risques. J’ai fini par développer une dynamique dans laquelle je me voyais en compétition malsaine avec pratiquement tout le monde.

Les « trolls », pour la plupart, chokent dès la première étape : celle de la prise de risque. On croit à tort qu’ils sont jaloux du succès de leurs contemporains. Bien qu’en partie vrai, c’est de pas mal tous ceux qui osent qu’ils sont jaloux.

Quand je me suis mis au blogue en 2009, j’étais persuadé que ma vie de jeune hater noyé dans la malice était derrière moi. La vérité, c’est que, même si j’étais moins incisif et déterminé à nuire que j’avais pu l’être, je continuais de céder à mes insécurités. Le pattern n’avait jamais quitté mon corps. J’avais alors pour cibles les hipsters ainsi que toute la frange branchouillarde de la métropole.

Moi, Murphy Cooper, qui suis pourtant toujours au-devant des tendances, j’avais l’impression d’avoir solidement manqué le bateau ici. J’avais évolué en parallèle d’une mouvance qui m’aurait certainement parlé si j’avais su avant. Je voulais arracher la face de ces petits crisse de fendants du Plateau qui m’apparaissaient comme une menace, comme supérieurs à moi. Je m’expliquais mal comment j’avais pu rater ce rendez-vous qui m’était clairement adressé.

Au lieu de m’en vouloir, j’ai opté pour la haine de ceux qui ont su saisir l’opportunité. J’étais en croisade contre les hipsters. Jusqu’à ce que… finalement… j’adopte le look et la Montréalité. Ce n’est pas vraiment eux que j’exécrais. C’était moi. Mon orgueil prenait très mal que des gens aient pu comprendre des trucs avant moi.

Puis, je suis passé au grade suivant. Je me pensais encore une fois exempt d’appartenir aux « trolls », jusqu’à ce que le pattern me rattrape dans le détour. Apprendre à embrasser ses propres angoisses est un long chemin. On cherche à se rassurer en blâmant les autres pour notre propre inertie. Alors on se met à frapper sur tous ceux qui vont un peu trop vite pour nous.

Aussitôt que tu ressens le besoin de recourir à l’hostilité, à un ton ferme ou passif-agressif, pour faire connaître ton point de vue, t’es dans le camp des haters. De celui ou celle qui se sent menacé-e. Dès que tu t’empresses de sauter la clôture pour imposer ton opinion avec fracas, tu trahis tes propres insécurités. Ce que j’entends la plupart du temps, c’est : « Hey le cave ! T’es pas meilleur que moi ! Laisse-moi t’expliquer en quoi je suis meilleur ! ».

Le « troll » s’en veut à lui-même de ne pas être rendu au même endroit, de ne pas avoir pris les mêmes risques. C’est pour ça qu’il est souvent misogyne et qu’il déteste les féministes. Elles sont trop vites pour lui. Il se réveille un beau matin et nous sommes là à lui parler de culture de viol, de privilèges d’homme blanc et de racisme systémique. Comment ça se fait qu’on ne l’a pas consulté ?, qu’il se demande. Comment autant de thèmes qui le dépassent totalement ont pu aussi rapidement s’insérer dans l’espace public ?

Et comme ça va trop vite, il ne comprend pas ni n’adhère systématiquement. Ça va de soi. Et c’est correct. Mais au lieu de se dire que c’est correct, qu’il dispose du temps qu’il veut pour bien assimiler l’info, il préfère se sentir épais de ne pas avoir su avant. De voir son actualité se transformer au gré des discussions et en fonction de ces thèmes qu’il n’a jamais su voir venir. On l’a devancé. D’aplomb. Et plus on en parle, plus il sent que le fossé se creuse entre les féministes et lui-même. Se sait loin derrière et est habité d’un encombrant sentiment de retarder tout le monde.

Il n’en a pas vraiment contre les féministes. Il s’en veut. Il se déçoit. Il serre les poings rien qu’à penser que, depuis le printemps érable, sa vie n’est qu’une succession d’opportunités ratées d’être à jour sur les idées débattues. Il est amer que chaque jour de petites révolutions surviennent entre chaque clignement de ses lourdes paupières. Il panique. L’époque se déroule sans lui. 

Plutôt que de prendre conscience qu’il est le seul responsable de ses retards répétés, il s’en remet à la violence et adhère sans discernement au camp adverse. C’est la faute des autres s’il a manqué le bateau. Pas la sienne. 

Voilà pourquoi les « trolls » ne m’affectent pas. Ils sont tous tristement prévisibles. On peut prévoir à des kilomètres ce qu’ils diront et les mots qu’ils emploieront pour les dire. Ils ont l’égo froissé et/ou se sentent menacés et n’hésiteront pas à exagérer le propos et l’injure dans l’espoir malsain de faire souffrir. 

Difficile de les prendre au sérieux une fois qu’on comprend bien tout ça. Le « troll », c’est simplement quelqu’un qui a envie de crier : « Hey, pas trop vite ! Attends-moi ! Reviens t’asseoir ! Je n’ai pas encore trouvé le courage de me lever ! ». 

Le « troll » n’a pas de profil type. C’est un peu n’importe qui qui pourrait se sentir menacé. C’est peut-être un adolescent. Un prof de philo. Un journaliste. Un électricien. Un avocat. 

À partir du moment que ta tribune est assez importante pour que tu puisses parler de tes détracteurs comme d’une authentique collection de « trolls », t’as déjà gagné. T’as une longueur d’avance sur eux. T’es plus solide. T’as compris des choses sur tes détracteurs qu’eux-mêmes ne savent même pas. Tu n’obsèdes plus jamais sur personne, tu ne vois plus personne dans ta soupe. T’as juste envie de te mêler de ce qui te regarde, maintenant. Parce que, dorénavant, tu sais trop bien de quoi t’aurais l’air si tu devais te convertir en troll ne serait-ce que l’instant d’un seul commentaire baveux. Ce n’est pas aussi edgy que t’avais été te l’imaginer sur le moment. Et ça, tu l’ignorais jusqu’à temps de t’attirer une sérieuse horde de haters. 

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