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Le Détesteur: « les crisse de BS lâches, je travaille moé!  »
Crédit: Audrey Szigeti

Je vais vous confier un truc. Je n'ai jamais su si j'étais apte à travailler ou non. Évidemment, j'ai un boulot. Concierge la nuit. Et je rédige des textes de la maison. Pour le moment, ça m'évite d'avoir à me poser la question. Je touche à un salaire, donc je suis apte. Facile.

La nuit comme ça, je n'ai à interagir avec personne. Seul. Dans un grand building à bureaux. Je passe la vadrouille, porté par ma playlist du moment. Ou un podcast, tiens. Le jour, j'écris. Appartement. Café du coin. Playlist du moment. Ou podcast, tiens.

De 18 à 24 ans, j'ai travaillé dans la construction avec mon père. Quand j'avais besoin d'argent. Pas mon truc. Je l'ai fait parce que mon moral ne m'aurait jamais permis d'aller me faire casser par le gérant zélé d'un Tim Hortons qui n'accorde aucune maladresse.

J'ai un problème. Je mets un temps immense à assimiler de nouvelles notions quand elles me sont livrées par quelqu'un qui n'est pas doué pour vulgariser. Il me faut que tout soit d'une limpidité sans faille. Aucun détail ne doit m'échapper. J'anticipe. J'appréhende. Et on doit pouvoir me laisser poser des questions. Beaucoup de questions. Jusqu'à ce qu'à ce que tout soit 100% clair dans ma tête. Ma mémoire immédiate me fait défaut. On doit me répéter plusieurs fois. Une fois que c'est réglé, je comprends mieux que la plupart des gens. Mais d'ici à ce que je puisse bien saisir, il me faut affronter ces soupirs, ces tons qui lèvent et ces roulements des yeux vers le ciel qui me font sentir, ici, maintenant, comme la pire des merdes impotentes.

Je ne peux pas. Je meurs quand on me fait le coup. Je m'en veux pendant des lunes de ne pas avoir compris du premier coup comme tout le monde. On s'en prend à la personne que j'ai toujours été, à un problème que je ne saurai probablement jamais atténuer. Impuissant. On demande à ce que je mette rigueur et curiosité de côté. On me prête une faiblesse qui n'est pas la mienne et on m'imagine d'emblée idiot. Plus jamais je ne pourrai laisser les zélés qui ne savent pas ni ne veulent s'efforcer de vulgariser me faire sentir comme un caca qui a mariné dans la cendre de cigarettes imbibée de bière toute la nuit. Je ne peux plus. Je mourrais.

La plupart des gens n'ont pourtant pas de problème avec les consignes approximatives. On leur balance les informations une fois et ça semble suffire. Pas moi. Je crois bien souffrir d'anxiété. Je dis « crois » parce que je n'ai jamais été vérifier auprès d'un spécialiste. J'apprends à vivre avec ce que je crois être de l'anxiété. Ou en tout cas, un truc qui altère grandement ma qualité de vie. Me restreint. Me paralyse. J'ai aussi énormément de difficulté à me concentrer.

Ça ne tourne pas rond et je ne sais pas c'est quoi. On suggère souvent que je pourrais être Asperger ou TDAH. Pas mon type de me faire l'autodiagnostique. Ce que je sais par contre, c'est qu'on m'a toujours donné l'impression d'être un extra-terrestre. Comme si je ne devais jamais être là où je me trouve et que je faisais perdre un temps précieux aux braves gens à qui j'ai l'humilité de reconnaître que je n'ai peut-être pas saisi ce qui m'est expliqué du premier coup.

Alors voilà, de 18 à 24 ans, jusqu'à mon retour sur les bancs d'école, j'ai cherché à échapper à tout ça. Je me savais tellement fragile. Mal en point. Jamais je n'aurais pu survivre à cette jungle qu'est le monde du travail. Je remercie mes parents d'avoir été aussi indulgents. D'avoir compris. De m'avoir permis ce long répit salvateur durant lequel j'ai embrassé mes angoisses et me suis converti en une loque humaine qui a mis du temps à se relever. Parfois on a besoin d'être une loque humaine. Se débrancher momentanément d'un monde où le temps ne cesse de gagner en vitesse. Refaçonner sa personne.

Mes parents m'ont permis ça. S'ils n'avaient pas été là, je me serais tourné vers quelque chose comme l'aide sociale, j'imagine. Et si je n'avais pas pu, je crois bien que j'aurais tenté de mettre fin à mes jours. Quand je crains pour mon avenir, ça me fait un bien immense de penser que cette option d'assistance sociale est à ma portée. Qu'il me suffirait de redevenir la loque que j'ai déjà été. Tout mettre sur pause. N'être redevable envers personne. Pleurer. Sans cesse pleurer. Survivre avec le strict essentiel. Respirer à nouveau. Tout le monde devrait pouvoir envisager cette option sans la honte qui l'accompagne. Ne serait-ce que le temps de relever ses manches.

Comme mentionné en intro, je ne sais toujours pas si aujourd'hui je suis vraiment apte à travailler. Un jour, j'irai bien confirmer mes doutes auprès d'un médecin. Mais d'ici là, j'ai le sentiment de faire semblant de jouer à travailler. De faire à ma tête d'artiste et d'échapper à l'autorité. Je n'ai jamais travaillé dans un véritable environnement de travail avec des collègues, des chaises et un bureau. Jamais servi de clients. Si demain matin je devais perdre tous mes contrats, je ferais quoi exactement? Je n'en sais rien. Je trouverais. Je recommencerais tranquillement à mourir, mais je trouverais. Rien qu'à y penser, je tremble.

Une fois, je suis allé porter des CV dans les plus grandes agences de Montréal. Juste pour voir. Vérifier des choses. Elles m'ont toutes rappelé. Je me suis dégoté un poste assez bien rémunéré. Mais vous savez quoi? J'ai choké. J'étais terrifié. Je ne m'en sentais plus capable. Même qu'au départ, j'avais refusé. C'est le big boss qui m'a rappelé. Ils me voulaient vraiment dans leur équipe. Je n'arrivais pas à m'expliquer ce qu'ils pouvaient bien me trouver. Un imposteur, j'étais. C'est malgré moi. Je préfère être concierge la nuit. Rédiger des papiers depuis mon appartement.

Mais c'est ça le truc. Quand t'es inapte à travailler, comment savoir vraiment? Comment le reconnaître? Et si j'étais seulement peureux? Paresseux? Si je n'aimais pas me faire bosser? Aujourd'hui je suis en pleine conscience de ma condition. Je sais qu'un truc ne fonctionne pas tout à fait chez moi et qu'il me faudra aller consulter. Mais combien d'années se sont écoulées avant que je réalise que je ne suis peut-être pas le lâche que je croyais être? Combien de témoignages ai-je dû lire et entendre avant de pouvoir me dire que je souffre possiblement de troubles mentaux? 

Je n'aime pas cette initiative inhumaine qu'est la loi 70 selon laquelle un bénéficiaire de l'aide sociale jugé apte au travail ne touchera qu'un dérisoire montant de 399$/mois s'il n'entame pas les démarches pour se trouver du boulot. Je n'aime pas cette idée de mettre un gun sur la tempe des gens qui, justement, ont besoin de temps pour se relever les manches. Pour se relever d'une rupture amoureuse ou d'un décès, qui sait? 

J'aurais probablement été de ceux jugés aptes au travail. De ceux qui se seraient retrouvés à la rue avec 399$ dans les poches pour passer le mois. Et pourtant, il est fort possible que je ne sois pas apte à travailler. Dans la plupart des domaines, du moins. Mais je ne sais pas. Et combien de temps avant que je sache? Avant d'obtenir mon rendez-vous avec le médecin? Et les résultats? 

Sais-tu la force que ça prend d'avoir à admettre qu'on est peut-être inapte au travail? Et tous les synonymes, tirés par les cheveux ou non, qui nous viennent en tête? Inapte. Incapable. Impotent. Paresseux. Lâche. Malade mental. Handicapé. 

Inapte. Tu ne peux pas faire ce que la plupart de tes concitoyens s'emploient à faire chaque jour. Un papier du médecin le confirme. Tu es inapte. Tu ne peux pas. Travailler est hors de ta portée. 

Les chemins à emprunter dans sa tête avant de pouvoir prendre conscience qu'un truc cloche sont longs et houleux.

Déjà qu'assez de gens se valorisent par leurs boulots au point où ils s'affairent à scruter au microscope l'emploi du temps « jamais assez chargé » de leurs contemporains. Déjà qu'assez de gens s'affairent à prendre de haut et avec mépris leurs contemporains qui bénéficient de l'aide sociale ou qui se retrouvent sans emploi. Si en plus on doit établir un deadline et forcer nos personnes vulnérables à survivre avec le son du tic-tac en trame de fond en permanence derrière la tête, aussi bien les inciter à se suicider collectivement. 

Aussi bien m'inciter à me gunner dans yeule. 

Rien de ce qui est mentionné au-dessus n'est évident. Pourtant, des gens qui s'avèrent inaptes au travail se retrouveront bientôt avec seulement 399$/mois dans leurs poches. Des gens qui ne demandent qu'un petit répit le temps de se remettre sur pied. Et quelle sera la réponse du gouvernement? La rue. 

Vous êtes des crisse de sales et ce monde manque cruellement d'empathie.