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Le Détesteur: lettre ouverte au barista bête du café du coin
Crédit: Audrey Szigeti

Chère caissière de l’épicerie et/ou cher barista du café du coin. Tu adores le small talk.  Un small talk bref. Trente secondes de small talk, puisque les circonstances l’obligent. C’est tout ce dont tu attends de moi. Trente secondes pour jaser de choses qui m’importent peu. Pas plus.

Trente secondes que je ne peux malheureusement t’accorder, parce que : fuck ton esti de small talk.

J’ai en horreur le small talk. Jamais jamais jamais n’ai-je laissé quiconque me l’imposer. Simuler n’est pas mon truc. Je n’ai rien à dire, je me tais. Tu n’as rien à dire, je m’extirpe hors de l’inconfort. Out. Tu ne m’auras pas. Ça ne fonctionnera point. Mon corps se crispe, mon regard trahit instantanément ma volonté de dissimuler combien je t’en veux d’avoir pu t’imaginer que j’accepterais de small talker avec toi.

Ce que je peux par contre t’offrir est plus honnête. Un sourire, un s’il-vous-plaît, un merci ainsi qu’un sincère bonne fin de journée. Et du tip, quand la situation l’exige.

Au départ, ça le fait. Je pense que tu m’aimes bien, moi, ton nouveau client que tu apprends à apprivoiser au fil des commandes. Tu me souris, je souris. Me fais des blagues, je ris. Tu complimentes mes vêtements, je te remercie. Mais voilà qu’au bout de plusieurs semaines, tu sembles bien vouloir passer à l’étape suivante. Tu veux qu’on parle de tout et de rien. Mais je ne parlerai pas avec toi de la pluie et du beau temps.

Je m’en tiens malgré ceci aux politesses et au sourire. Ça me convient.

Mais semblerait que pas toi. Le sourire et les politesses en guise de bonne foi ne te suffisent plus au bout d’un moment. Tes efforts à entretenir la conversation avec moi sont vains. Mes réponses sont plates et concises, et de mon côté, les efforts à te renvoyer la balle sont pratiquement nuls.

—Ton t-shirt des Drums, c’est parce que tu les aimes ?
—Oui.
—Cool !
—Ouais. Je les aime bien.
—Héhé.

La fois d’après, t’essaies autre chose. Et la fois d’après. Et la fois d’après. Même résultat. Ça t’embête, tu t’imagines que j’en ai contre toi. Tu me trouves bête, malgré le sourire, les politesses et le tip.

Tu finis par abandonner. C’est correct, je n’en demandais pas tant. Ça fait mon affaire. Je n’aime pas sentir qu’on force les choses. Encore moins qu’on force les choses pour moi. Mais voilà que t’abandonnes le sourire et les politesses également. Tu te fais bête. Arrogante. Froide. Tu me réponds sèchement. Tu t’en crisses de moi désormais. Parfois même, tu m’offres un très mauvais service et avec toute la nonchalance de l’univers. Pourtant, les autres clients, tu leur souris. Vous parlez. C’est rien qu’avec moi. Tu cherches à te protéger, on dirait. À me punir. Comme si tu t’étais sentie conne d’avoir essayé. Insultée que je ne sois pas plus loquace que ça.

Je cherche à comprendre. Je fais encore comme la première fois, pourtant. Je n’ai rien changé à mon approche. Je souris. Je dis s’il-vous-plaît, merci et bonne journée.

Remarque, je suis habitué. Plus jeune, je n’étais pas tout à fait l’enfant chouchou des adultes. Je souriais, disais merci et s’il-vous-plaît. C’était jamais assez. On préférait nettement les cousin-e-s bavard-e-s qui discutaient de sport et d’actualité en surface. On les aimait bien, ceux-là. De bons enfants qui ne se faisaient pas prier pour participer avec les adultes.

Tandis que moi, c’était « juste moi ». L’enfant plate qui parlait uniquement quand il jugeait que c’était pertinent de parler. L’enfant réservé, timide.

« Ah oui c’est vrai, il est là, lui ! »

Quand finalement on se rappelait que j’étais encore en vie, c’était pour me mettre sous le nez que je ne parlais pas beaucoup. Comme si j’avais fait quelque chose de mal. Comme si j’avais failli à ma responsabilité de flatter l’égo des adultes qui se plaisaient tant à répéter qu’ils avaient donc bin le tour avec les enfants. Moi ça, le pauvre malotru. J’étais cet enfant-là. Le chien débile qui ne donnait pas la patte. La déception.

Eh bin, ça m’a tout l’air que je suis ce client-là aujourd’hui. Celui qui n’honore pas ses promesses de donner l’impression au barista qu’il fait une différence dans la journée de ses clients, qu’il est doué pour interagir.

Je te jure : 65 % des caissières et des baristas finissent par être bêtes avec moi si j’échoue à l’étape ultime du small talk.

Tranquillement, je croule sous le small talk et le rire gras des autres clients qui savent faire sentir aux employés qu’ils offrent un bien beau service et je m’efface au son violent d’une complicité client-employé qui, à présent, ne m’est plus permise. Par ma faute. Parce que je n’ai pas su dire les mots volatiles au bon moment. J’existe à peine.

Tu préfères clairement les clients aux anecdotes insignifiantes. Je suis câlissement awkward.

Pour échapper aux malaises, je réduis la fréquence de mes visites à un même endroit. J’alterne entre plusieurs commerces pour ne pas laisser miroiter à la caissière que nous sommes mûrs pour franchir la prochaine étape de notre (non-)relation. Je n’aime pas être le client fidèle et régulier. J’ai l’impression que ça vient avec des responsabilités. Qu’on se fait trop d’attentes par rapport à moi. Des attentes de small talk que je ne saurais combler.

Les extravertis ont beaucoup de difficulté à comprendre les gens comme moi. Ils prennent mal et de manière très personnelle que les personnes réservées n’adhèrent pas aisément à la causette facile et frivole et n’initient pas eux-mêmes la discussion, de temps à autre.

Mais il faut nous croire : c’est pas qu’on est bêtes ni qu’on ne vous aime pas. Dans un contexte autre, je suis la plus grande des gueules et il y a un tas de choses sur lesquelles je m’étends trop longuement. Certaines circonstances, par exemple, ne le permettent pas du tout. Les mots ne viennent pas, c’est comme ça.

Si je m’approche de ton comptoir en souriant, sache que c’est vraiment le mieux que je puisse faire pour te communiquer que j’apprécie tout de même nos minces interactions. Il ne faut pas m’en vouloir si après plusieurs mois de tentatives tu n’arrives toujours pas à me faire la conversation. Il ne faut pas me faire feeler cheap pour ça.

Le small talk est tout simplement hors de ma portée. Merci d’en prendre bonne note. Je t’aime bien malgré tout.