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Le Détesteur: à l’épicerie pour piétons, les automobilistes ne sont pas les bienvenus
Crédit: Johana Laurençon

Il y a cette épicerie grande surface que je fréquente plus que toutes les autres du coin. D'abord parce qu'elle ferme plus tard ses portes, mais essentiellement c'est qu'elle se distingue du Maxi de par son absence d'espace de stationnement.

Ce détail peut paraître anodin quand on ne s'y attarde pas et puis un jour, de manière tout à fait spontanée et naturelle, on se retrouve à fréquenter quasi exclusivement l'épicerie qui n'accueille sur son terrain aucune automobile.

On retrouve dans ses allées pourtant plus étroites que chez ses concurrentes une zénitude incomparable. Un respect entre ses clients qui gagne à être mentionné ici. Un efficace partage d'environnement restreint dont n'importe lequel des usagers de la route pourrait tirer leçon. Des codes tacites qui ne nécessitent pas qu'on les enseigne au préalable issus d'une volonté de bien vivre ensemble qu'on rencontre difficilement dans les commerces grande surface où il est possible de stationner sa voiture dans un espace destiné à cette tâche.

J'aime appeler ces épiceries sans stationnement «Épiceries pour piétons». On reconnaît facilement la clientèle piétonne de par la légèreté de son panier et de par sa patience exceptionnelle. Le temps ne semble pas être un problème pour elle puisqu'il lui est possible de retourner faire la commande jusqu'à 7 fois dans la même semaine. Adepte du «au fur et à mesure», elle refuse péremptoirement de sombrer dans la tourmente du frigo qui se doit d'être plein en tout temps. Le carrosse qui déborde d'aliments est un concept qui lui est totalement étranger. Le carrosse tout court ne lui est guère familier. La grosse épicerie d'une seule et grande shot : never gonna happen.

Voilà ce qui caractérise le client piéton et ce qui conséquemment caractérise les fils d'attente à la caisse de l'épicerie pour piétons: toutes des caisses rapides.

Le dimanche 3 janvier dernier au soir, alors que la civilisation s'apprêtait à reprendre le cours normal de ses activités, je me suis rendu à cette épicerie que je fréquente plus que toutes les autres. Mon épicerie pour piétons. Conséquence de tempêtes hivernales successives ainsi que de l'achalandage inaccoutumé des derniers jours de vacances : certains clients automobilistes avaient dû rebrousser chemin à peine ils avaient franchi les portes coulissantes du Maxi. Mon épicerie leur apparaissait alors comme un choix tout indiqué.

D'ordinaire, on ne les voit jamais ici ceux-là. Les proéminents carrosses qui gênent la circulation sont plus souvent qu'à leur tour inutilisés. Mais ce soir-là, grâce aux efforts déployés des clients passifs-agressifs qui ont stationné la voiture aux abords d'un trottoir mal déneigé, mon épicerie pour piétons a vu naître entre ses murs le tabarnack de chaos. Les clients qui s'y prennent irrémédiablement sans cesse à la dernière minute pour faire la provision hebdo nous avaient envahis.

C'est ça qui fascine avec ces gens : pas question pour eux de revenir un soir de semaine. L'épicerie doit être complète et maintenant. Pas un contenant de yogourt en moins. Après tout, à quoi bon posséder une voiture si au final on ne peut pas, le même soir, tout rentrer d'une shot sur le banc arrière et du coup s'éviter de revenir un autre jour à pied pour un pot de confiture?

Voilà comment se déclare la guerre civile dans une épicerie. Le client automobiliste fait payer le prix de son indiscipline (en s'y prenant à la dernière minute) de ses caprices (avec son obstinée manie de vouloir sauver énergie et temps) et de son impatience (parce qu'évidemment il n'admettra pas qu'il est à l'origine du rush qui le fait sacrer) au client piéton en quête de zénitude ainsi qu'à la pauvre caissière qui n'arrive plus à fournir.

Dans les rangées, l'automobiliste — qu'on reconnaît facilement de par l'incommensurable épicerie qu'il traîne et qu'aucun piéton ne pourrait handle sans véhicule — ne semble obéir à aucune règle. Déjà qu'on lui en impose suffisamment sur la route, c'est pas vrai qu'il va se faire du mauvais sang avec de puérils codes à l'épicerie, quand même. Mais ces codes sont pourtant essentiels à l'écosystème de l'épicerie pour piétons.

Contrairement au piéton, l'automobiliste partage son environnement la plupart du temps isolé par un habitacle. Même s'il y a partage et codes sur la route, chaque voiture agit toutefois à titre de petites maisons mobiles à l'intérieur desquelles chacun est libre de répondre à ses propres codes, libre de perdre son calme autant de fois qu'il le désire.

Autrement dit, l'automobiliste est toujours un peu chez lui, même lorsqu'il se retrouve derrière le volant. À l'opposé du piéton, il est alors beaucoup moins confronté à la véritable dynamique du vivre ensemble.

Nonchalance; voilà ce qui le distingue du piéton client. Pas sauvage pour autant, il fait toutefois ce qui lui plaît sans la moindre conscience de son environnement et lève malgré lui le nez aux codes déjà bien établis par la clientèle piétonne, soucieuse d'une bonne circulation et de l'espace de l'autre. 

Idem lorsqu'il emprunte (rarement) les trottoirs de la métropole : l'automobiliste est aisément identifiable. C'est celui, le soir d'un spectacle de Philippe Bond sur St-Denis par exemple, qui obstrue le passage en faisant fi des gens derrière lui, freine abruptement, vacille mollassement, circule côte à côte avec sa famille et ses amis. C'est la plaie qui ne tient jamais l'instinctive voie de droite fictivement délimitée par les initiés de la marche pour mieux entretenir l'harmonie des trottoirs. 

Force est d'admettre que l'automobiliste est le pire de tous les piétons. 

Le soir du dimanche 3 janvier dernier, mon épicerie pour piétons a été prise d'assaut par des clients automobilistes qui n'ont pas coutume de lui rendre visite.

Ce soir 5 janvier 2016, j'irai faire l'épicerie en toute sérénité auprès de mes camarades cyclistes et piétons et cette fois sans les caca-nerveux d'automobilistes. Laissez mon épicerie pour piétons alone. Elle nous appartient. 

Bonne année.