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Le Détesteur: non, je n’irai plus prendre le café avec toi
Crédit: Fabienne Legault

Il y a un moment que j'ai cessé d'inviter les gens à prendre le café. D'abord, c'est que les gens n'ont «plus le temps» de faire ça, aller prendre le café. Bon, il faut dire qu'au moment de lancer l'invitation, c'est oui!, évidemment, allons-y! et bien sûr à quelques heures du rendez-vous survient l'inéluctable suggestion de reporter à une date ultérieure. Toujours.

C'est à partir d'ici que tout se complique: parce que hey, l'expérience t'apprend souvent que si tu relances la personne qui t'a au préalable choké, tu te places systématiquement dans la position de celui ou celle qui court après l'autre, qui donne beaucoup trop d'importance à un insignifiant café, comme s'il s'agissait pour toi de l'événement du mois, toi dont l'horaire n'est pas suffisamment chargé pour annuler à la dernière minute un engagement aussi peu prioritaire.

Mais bon, bien souvent tu refuses de te soumettre à ces absurdes appréhensions et tu fais le suivi, quoi qu'il advienne. Dans le cas où l'histoire se répète: plus question d'inviter jusqu'à ce que l'autre décide de prendre l'initiative; et dans celui où cette rencontre a finalement lieu, c'est bien souvent awkward. Tu t'y rends donc avec le sentiment que cette personne s'est efforcée de se libérer juste pour toi, qu'elle le fait parce que tu as pu inopinément lui démontrer combien ce rendez-vous t'est cher, toi qui laisses contre ton gré planer l'idée que ton cercle d'amis se veut plutôt restreint. Autrement dit: une corvée pour l'autre; la sortie de l'année pour toi.

AWKWARD.

Mais bien au-delà de ces fausses promesses et rendez-vous chokés, soyons francs, prendre le café avec quelqu'un est avant toutes choses un investissement excessivement awkward.

On dirait qu'il est plutôt improbable que deux adultes puissent se retrouver seul à seul, juste comme ça, pour jaser devant un Latte, sans qu'il n'y aille de motif pour justifier absolument ce face-à-face: un projet, une date, une consultation professionnelle, étudier en tag team. Comme si «se voir» ne suffisait plus, comme si c'était trop impliquant: est-ce que je suis en train de flirter? quelle était l'intention derrière cette invitation? pourquoi moi plutôt qu'un autre? pourquoi l'avoir demandé maintenant? pourquoi nous deux, à cette table, maintenant?

Les circonstances se doivent-elles d'être toujours extraordinairement favorables pour lancer l'invitation? Prendre le café est-il une activité à part entière pour la plupart des gens ou bien s'agit-il en fait d'un prétexte ou d'une prémisse à quelque chose de vraiment plus nice? Du genre: on ira prendre un café avant d'aller au show. On se donnera rendez-vous au café du coin pour jaser de l'éventuel vernissage; j'amène mon laptop.

Et par-dessus ça, je souffre d'anxiété. Chacune de ces rencontres se termine sur une note d'amère insatisfaction, une impression d'avoir pathétiquement échoué, même si dans les faits, tout s'est plutôt bien déroulé. Je suis là à m'écouter parler, à anticiper déjà mon chemin de retour dans le métro où alors j'angoisse avec les choses que j'ai dites ou pas, à me repasser les regards qu'on a lancés sur moi et qui m'apparaissent — maintenant que j'y pense — comme moralisateurs.

Il m'arrive de revenir sur un sujet abordé plus tôt, histoire de rectifier un tir ou deux, comme nous le permet la fonction «modifier» d'un statut Facebook. Parfois même j'y reviens des semaines plus tard, alors que tout est déjà oublié dans la mémoire de l'interlocuteur, tandis que moi, de mon côté, je n'ai jamais cessé d'over-analyser les archives improbables d'une conversation éphémère. Je cherche perpétuellement à livrer un discours limpide, relu, corrigé et sans faille. À ne pas blesser, à ne pas être blessé. À bien interpréter, à bien être interprété.

Des fois, je me répète que les médias sociaux ont tué la spontanéité, maintenant qu'il nous est possible de prendre tout le temps qu'il faut pour être certain de bien communiquer une pensée et de l'éditer au besoin. Alors quand je prends le café, j'angoisse à l'idée de ne pas trouver les justes mots, de ne pas convaincre du premier coup.

Pour une personne qui souffre d'anxiété, c'est suffoquant en esti, tout ça.

Voilà pourquoi je n'irai plus prendre le café avec toi. C'est awkward, jamais simple et rarement satisfaisant.

Je préfère rester chez moi.