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Le livre «40 ans de vues rêvées» souligne le grand apport des cinéastes québécoises
Crédit: Louise Archambault (George Stroumboulopoulos); Léa Pool (Brett Gundlock); Anne Émond (FNC 2011); Micheline Lanctôt (Bertrand Carrière)

Tes films québécois préférés réalisés par des femmes? Pour ma part, il y aurait le percutant Sonatine (1984) de Micheline Lanctôt, témoignage du profond désespoir de deux adolescentes montréalaises songeant à mettre fin à leur souffrance dans un wagon de métro bondé. Il y aurait le tout aussi bouleversant Catimini (2013) de Nathalie Saint-Pierre, un portrait naturaliste de quatre filles prises en charge par la DPJ, pour le meilleur et pour le pire. Mais il y en a tant d’autres! Les Québécoises oeuvrant derrière la caméra ont livré tout un catalogue d’histoires profondément ancrées dans notre héritage culturel – de Mourir à tue-tête (Anne Claire Poirier) et Emporte-moi (Léa Pool) à Gabrielle (Louise Archambault) – et c'est pourquoi il est facile d’oublier qu’elles sont gravement sous-représentées au sein de l’industrie.
 
Selon l’organisme Réalisatrices Équitables, seulement 15% de l’argent que remettent les institutions (Téléfilm, SODEC) vont à des projets chapeautés par des femmes, malgré le fait qu’entre 40% et 60% des finissants dans les écoles de cinéma (Concordia, UQAM, INIS) sont des femmes. Elles seraient donc deux fois plus nombreuses à abandonner leurs rêves – un constat «triste à mourir» pour la réalisatrice Marquise Lepage (La Fête des rois, Marie s'en va-t-en ville), co-fondatrice de Réalisatrices Équitables. Selon Lepage, il y a «quelque chose de profondément malsain dans la façon que le cinéma est géré au Québec», et elle sait de quoi elle parle. Cette cinéaste chevronnée, qui cumule plus de 25 années d’expérience derrière la caméra et plusieurs prix honorifiques reçus à l’étranger, décidait récemment de vendre sa maison afin de boucler la postproduction de Ce qu’il ne faut pas dire, son dernier long métrage de fiction, qui n’a reçu l’appui d’aucune instance gouvernementale…
 
En 2012, Réalisatrices Équitables célébrait le 40e anniversaire du premier long métrage de fiction réalisé par une Québécoise (La vie rêvée de Mireille Dansereau) en lançant un projet d’envergure: un livre de référence sur le cinéma au féminin, dressant le portrait de chaque cinéaste québécoise ayant réalisé au moins un long métrage de fiction. On n’a qu’à feuilleter la très belle brique 40 ans de vues rêvées: l’imaginaire des cinéastes québécoises depuis 1972 pour constater à quel point les femmes ont façonné et enrichi notre cinématographie. Nightlife.ca s’est entretenu avec Lepage au sujet du prochain champ de bataille pour les jeunes réalisatrices, et de systèmes de financement ailleurs dans le monde qui devraient nous servir de modèles. 

Nightlife.ca: Quel fut l’élément déclencheur de l’organisme Réalisatrices Équitables, fondé en 2007?
Marquise Lepage: Quand on commencé le groupe, les gens du milieu ne reconnaissaient pas le problème. Ils nous disaient, «ben voyons, il y a Léa Pool et…» après ça, ils cherchaient. Personne ne réussissait à nommer plus de quatre [réalisatrices]. Nous avons réalisé à notre plus grande horreur que depuis 25 ans, le milieu n’avait pas bougé. Non seulement il n’y avait pas plus de femmes réalisatrices, mais il y en avait moins, proportionnellement. En plus, il y avait moins d’argent donné aux films réalisés par des femmes. Moi je suis vraiment tombée en bas de ma chaise en apprenant cela!

Vous avez commandé plusieurs études à propos de la place accordée aux femmes dans l’industrie québécoise. Quel serait votre plus grand constat?
Sur les cinq ans qu’on a fait des études, il y avait toujours au maximum 15% du budget de films de fiction qui allait aux femmes. Les mauvaises années, c’était en bas de 10%. Donc on s’est dit qu’il y a un très grave problème et qu’on devait en parler, parce que c’est de l’argent public et que 50% de la population – des femmes – y contribue. On a aussi fait des études ciblant le contenu des films québécois pour évaluer la représentativité des femmes à l’écran, et on s’est rendu compte que dans 90% des cas, lorsqu'un homme réalise, les hommes tiennent les premiers rôles. Le déficit des femmes à l’écran est incroyable. Il n’y a presque pas de premiers rôles féminins qui sont forts, intéressants, inspirants. À notre grand désarroi, les cinéastes québécois mettent encore en grande partie les femmes dans des rôles «traditionnels». Le rôle le plus commun, c’est mère de famille. En 2014. On a besoin d’avoir autre chose dans notre cinéma.

Que répondez-vous aux institutions (Téléfilm, SODEC) qui affirment que les femmes réalisatrices ne déposent pas assez de projets en fiction?
C’est archifaux, parce qu’aucun réalisateur ne dépose de projet, ce sont les maisons de production qui les déposent et qui choisissent leurs réalisateurs(trices). Les producteurs ne sont pas tenus de rendre de compte à personne. C’est un peu la question de l’œuf ou de la poule, parce que les producteurs nous disent qu’aux institutions, ils ne prennent pas de projets de femmes, alors que les institutions nous disent que ce sont les producteurs qui n’en déposent pas. Ils se renvoient la balle et tout le monde s’en lave les mains. En faisant ces études, on a réalisé que c’est un problème systémique.
 
Dans plusieurs pays, les choses ont seulement changé lorsque de nouvelles règles ont permis d’encadrer le système de financement public. Quels pays pourraient servir de modèles au Québec/Canada à cet égard?
Évidemment, les pays scandinaves nous font toujours la leçon dans le domaine de l’équité, ce sont les modèles absolus de l’univers, mais je pense qu’on pourrait s’en inspirer, parce que c’est un peu le même type de population – un petit bassin de gens où la culture ne fonctionne que par l’argent de l’état. En Nouvelle-Zélande, il existe des règles établies depuis très longtemps. Jane Campion a déjà dit en entrevue: «Si mon pays n’avait pas décidé que c’était important d’avoir le regard des femmes au cinéma, je n’aurais jamais fait de films.» Dans plusieurs pays, il y a des règles de 40/60: il ne faut jamais qu’une des deux catégories – hommes ou femmes – soit représentée à moins de 40% ou plus de 60%. Même les Espagnols font ça depuis quelques années, parce qu’ils se sont rendu compte que le cinéma féminin n’évoluait pas.
 
Avec de jeunes talents comme Anne Émond, Chloé Robichaud et Sophie Goyette, la relève québécoise au féminin peut-elle s’attendre à un bel avenir?
Je leur souhaite profondément parce qu’elles ont tout ce qu’il faut – le talent, l’intelligence, le guts. La prochaine bagarre des jeunes réalisatrices actuelles sera d’aller chercher l’argent pour faire leurs films et pouvoir aller au bout de leurs projets, ceux qu’elles désirent faire. Et non avec des micro-budgets, ou de construire des projets plus modestes pour pouvoir au moins travailler.

Quelle est la cinéaste québécoise dont l'œuvre vous a le plus marquée?
Anne Claire Poirier. Mourir à tue-tête, ce film-là, j’étais toute jeune, et ça m’avait vraiment touché. C’est un des premiers films où je me suis dit: on a le droit de raconter nos histoires au cinéma, les femmes. Pas un homme n’aurait pu réaliser ce film d’une façon qui m’aurait autant touchée, je crois.

Lyne Charlebois demeure la seule femme à s'être vu remettre le prix de la meilleure réalisation aux Jutra pour Borderline… en 2008. Assez décourageant. Si on vous permettait de remettre des prix honorifiques pour la meilleure réalisation à trois films réalisés par des femmes, quels seraient vos choix personnels? 
1. C’est sûr que Mourir à tue-tête en ferait partie. 
2. Les Signes Vitaux. J’aime beaucoup ce que fait Sophie Deraspe. Ses films me touchent énormément. Ce sont des films qui voyagent bien, qui gagnent des prix dans des festivals et qui auraient aussi avantage à voyager en région au Québec. 
3. Finalement, La vie rêvée de Mireille Dansereau. Je le trouve toujours aussi pertinent aujourd’hui. Il me fait encore rire et sourire, quarante ans plus tard. Il n’a pas pris beaucoup de rides. Il a voyagé dans beaucoup de pays, a gagné plusieurs prix à l’étranger avant que les Québécois ne s’y intéressent. Mireille était trop en avance sur son temps. Un bijou de l’histoire.
 
40 ans de vues rêvées: l’imaginaire des cinéastes québécoises depuis 1972
Lancement et exposition des photos du livre
Vendredi 26 septembre à 17h30 | Cinémathèque québécoise | 335, de Maisonneuve Est
Livre disponible en librairie | Éditions Somme Toute