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«Enemy»: Denis Villeneuve nous parle de son excellent thriller existentiel et des parallèles avec «Maelström» et «Crash»
Crédit: Denis Villeneuve et Jake Gyllenhaal sur le plateau d'Enemy

Depuis la première d’Enemy au TIFF il y a quelques mois, le réalisateur Denis Villeneuve (Incendies, Prisoners, Polytechnique) compare son expérience de tournage à celle d’un «laboratoire» de l’imaginaire, un exercice intime de mise en scène pour défricher en toute sécurité bon nombre de zones grises au potentiel explosif. De son propre aveu, Enemy lui a permis de se ressourcer, de peaufiner son rapport aux acteurs et d’enrichir sa compréhension du métier en vue de projets aux attentes beaucoup plus vertigineuses (voir: Prisoners).
 
Pour avoir vu Enemy et le non moins sinistre Prisoners à quelques jours d’intervalle, on le croit sur parole. Sauf que selon nous, cet étrange thriller psychosexuel à propos d’un prof d’université divorcé (Jake Gyllenhaal) qui découvre son double parfait et se met alors à le traquer, offre bien plus qu’un exercice stylistique inusité. Il s’agit là de Villeneuve à son meilleur. Ingénieuse adaptation du roman The Double de José Saramago, Enemy séquestre le spectateur dans une ville anonyme et inquiétante (Toronto!), où ses résidents se réfugient dans d’effroyables tours de béton et de verre, et où une énorme araignée en cavale surplombe la ville.
 
Profondément perturbant et surréel, Enemy aborde avec finesse la peur de l’intime et toutes ces pulsions de notre subconscient qui ne peuvent être réprimées. Pour la bande sonore troublante, Villeneuve a fait appel à Danny Bensi et Saunder Jurriaans, qui avaient composé une symphonie d’angoisses magistrale dans Martha Marcy May Marlene. Après une série de films aux constats plus larges et à la portée globale, on se réjouit de voir Villeneuve s’attaquer à cet ovni de paranoïa existentielle, aux côtés d’un Gyllenhaal en totale maîtrise de ses moyens, ainsi que Sarah Gadon, Mélanie Laurent et Isabella Rossellini. NIGHTLIFE.CA l’a rencontré pour discuter des parallèles avec son Maelström et le Crash de Cronenberg, ainsi que de son rapport à l’intimité.
 
Nightlife.ca: Au visionnement d’Enemy, je pensais beaucoup à ton film Maelström (2000). Les personnages de Bibiane (Marie-Josée Croze) et d’Adam (Jake Gyllenhaal) sont tous les deux profondément angoissés par rapport à la vie moderne. Avais-tu pensé aux parallèles entre les deux films au moment de te lancer dans l’adaptation de Saramago?
Villeneuve: Oui, et ça me faisait peur. J’ai une relation étrange avec certains films. [Maelström] est un film qui a des qualités mais aussi des défauts énormes, et c’était très risqué pour moi de faire Enemy, parce que j’avais peur de reproduire des tics ou des défauts du passé. Ça ne veut pas dire que je me mets au dessus du film. Il y a des trucs [dans Maelström] que j’aime beaucoup. Mais…j’aimerais ça retourner dans la salle de montage, tsé? Quand tu fais un film, c’est un Polaroid de toi à une certaine époque, et si tu n’étais pas bien dans ta peau à cette époque-là, tu ressens ce malaise. C’est comme revoir une photo de ton adolescence: t’es plein de boutons, t’as les cheveux gras, t’es comme, ‘oh boy, ça, ce n’était pas fort.’

 
On compare beaucoup Enemy et Prisoners, vu leurs dates de tournage et de sortie si rapprochées. Tu décris Enemy comme ton projet le plus personnel en carrière. Pourquoi?
C’est justement parce que je revisite une zone du cinéma où je m’étais senti blessé, où je ressentais un malaise. Des films qui traitent plus de notre rapport à l’intimité, je sentais que je n’avais pas réussi dans le passé, alors d’y retourner me faisait peur. C’est vraiment un film où je me sens très vulnérable. Ensuite, c’est un film qui traite du phénomène de la répétition, l’angoisse de savoir qu’on n’est pas capable d’évoluer comme être humain, que peut-être nous serons condamnés à répéter les mêmes erreurs toute notre vie. Moi je suis optimiste, j’ai envie qu’on soit capables de sortir de ces cycles-là. Mais Enemy, c’était un peu un avertissement que ça ne se fait pas tout seul.

 
Ton portrait d’un Toronto ténébreux et glaçant m’a fait pensé au Crash (tout aussi paralysant!) de David Cronenberg. Rares sont les films tournés dans la Ville Reine qui choisissent de mettre la ville en scène. Est-ce que le choix de location s’est imposé très tôt dans le processus?
Je trouve que le plus beau film qui a déjà été fait à propos de Toronto, c’est justement Crash de Cronenberg. Malheureusement, c’est une ville qui n’a pas beaucoup été aimée à l’écran. Souvent, on la filme pour d’autres choses, on la filme très peu pour ce qu’elle est. C’est une ville impressionnante cinématographiquement, qui avait toutes les qualités d’oppression et de paranoïa que je recherchais. C’était l’un des moments de recherche de location les plus jouissifs de ma vie parce que j’avais imaginé des lieux dans ma tête en lisant le roman, et je les ai trouvés à Toronto. La déshumanisation dans cette accumulation d’identités compactées les unes sur les autres, et toute cette vitre. Autant de gens qui vivent dans un espace où il y a personne. La ville est un des personnages les plus importants du film, et ça a été vraiment le fun de tourner là. Tsé, quand tu tournes dans une ville et que t’as l’impression que c’est ton studio?

 
 
Enemy
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