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Joanna Newsom: les cordes sensibles

Quand on souhaite interviewer Joanna Newsom, c’est comme lorsqu’on cherche un billet pour son show: il faut savoir à quelle porte frapper et agir promptement. Le niaisage et l’hésitation n’ont pas leur place, pas plus que les faux pas. Qu’est-ce qu’un faux pas dans une interview avec Joanna? «La qualifier de “fée”, répond son attachée de presse. C’est arrivé trop souvent; elle en a marre.»

Pour approcher Joanna Newsom, il faut être prêt à tout, ou presque. Comme de mener l’entretien par courriel, après avoir entendu moins du quart des nouvelles compos d’un album dont on nous confirme, du bout des lèvres en chuchotant presque, la parution, sans fournir de date, regrettant aussitôt d’en avoir révélé «autant» comme en attesteront les nombreux courriels de mises en garde et de supplications de ne pas couler l’info avant le moment déterminé. Suivant une sorte de rituel secret, quatre magnifiques chansons seront affichées en stream sur un site et retirées peu après sans préavis. Cruel sevrage.

Ensuite, c’est l’envoi des questions et une longue attente. La traque. La chasse à Joanna. La date de tombée qui approche… L’inquiétude qui monte. Et enfin, un beau jour alors qu’on n’y croyait plus vraiment, un courriel de mademoiselle Newsom, généreuse, passionnée, enthousiaste, depuis l’Australie.

Et le pire, c’est que ce petit cirque, on est prêt à rembarquer dedans any- time pour Joanna.

Entre simplicité volontaire et haute couture
Entre la simplicité de The Milk-Eyed Mender (2004) et la luxuriance de Ys (2006), il y avait un fossé que la harpiste a franchi d’un pas. Le contraste entre ces deux albums était saisissant, inattendu. Où en est aujourd’hui Joanna Newsom, se demande-t-on à l’écoute de «Good Intentions Paving Company», d’une beauté baroque à rapprocher des pièces de Ys. «Jackrabbits», «’81» et «Kingfisher» n’ont pas la même opulence. «Les chansons de Have One On Me (le nouvel album en question, finalement paru le 23 février et réparti sur pas moins de trois CD!) sont à mi-chemin entre mes deux albums précédents au plan de la densité de l’instrumentation.

Cependant, les arrangements (signés Ryan Francesconi) diffèrent de tout ce que j’ai fait avant. La palette d’instruments change complètement d’une pièce à l’autre; ce n’était pas le cas pour Ys, où, mis à part sur une chanson où je m’accompagnais seule à la harpe, le même orchestre de 38 musiciens me suivait du début à la fin. Ici, par exemple, sur un titre on n’entend que la harpe et des instruments à vent, suivi d’une chanson où des cuivres denses se déploient. Sur “Kingfisher”, je me suis amusée à employer les ancêtres d’instruments modernes: vielle et rebec plutôt que violon, cornet en lieu et place d’une trompette, et ainsi de suite.

D’autres chansons flirtent avec une instrumentation bluegrassy; ici je m’inspire de la musique des Andes, là je me réfère à Bartok et à Liszt… C’est un album où les rythmes sont plus marqués.

Enfin, il y a quelques solos harpe et voix, et une poignée de pièces au piano.» Un peu comme l’iconoclaste sensible Owen Pallett, Joanna Newsom est une musicienne érudite. Comme lui, l’Américaine ne s’embarrasse pas des structures traditionnelles de la pop, et compose à partir d’un instrument autre que la guitare ou le piano. «Quand je planchais sur les nouvelles chansons, j’avais l’impression que leurs structures étaient moins éclatées que sur Ys, mais maintenant, avec un peu de recul, j’en doute. Elles sont tout aussi étranges, à leur manière, en tout cas elles ne correspondent pas à un format traditionnel.

Mais j’ai l’impression que l’auditeur ne se sentira pas aussi désarçonné par leur forme; elles s’avèrent moins denses au plan lyrique, et leur charpente est moins volumineuse», analyse celle dont on peut voir le joli minois dans le troublant vidéo de la chanson «Kids», de MGMT. Joanna incarne la mère stoïque d’un bambin qui voit des monstres terrorisants surgir partout autour de lui. Collaboration en vue? «En fait, je ne les ai jamais même rencontrés! Ils n’étaient pas sur place au moment du tournage.»


Sous un ciel variable

Articulé autour de l’idée de trouver sa maison, puis de quitter ce refuge pour mieux y revenir, ce troisième effort de la harpiste est décliné en trois différents segments comprenant six titres chacun. Ces derniers sont regroupés selon les atmosphères qu’ils évoquent. «J’ai conçu l’album de manière à ce qu’on puisse le ressentir comme un ciel qui change de teinte, un soleil s’éclipsant derrière un nuage, le vent qui s’élèverait d’une façon soudaine, bref, pour qu’on se laisse émouvoir par cet album comme par les métamorphoses palpables de la nature environnante.»

Parlant de transformations, la voix de Joanna est placée autrement. Les angles un peu rugueux, les petites fêlures et inclinaisons si singulières qui l’avaient distinguée dès ses débuts apparaissent adoucis: «C’est vrai, reconnaît-elle. J’ai tellement utilisé ma voix au cours des dernières années, j’ai fait beaucoup de tournées et quelquefois j’étais sur la route pendant des mois. Je me souviens du moment où j’ai moi-même remarqué que ma voix commençait à changer… Je crois qu’elle s’est ajustée face à l’effort que je lui demandais de fournir, un peu comme un muscle, pour se protéger.»

Le rapport à la musique évolue lui aussi, évidemment: «Au fil du temps, ma pratique devient moins soloistique. Je m’étais habituée à jouer seule et à écrire de la musique qui m’était destinée. Maintenant, j’apprécie le fait de la partager avec d’autres. J’apprends à faire partie d’un ensemble; j’anticipe le moment de la rencontre avec jubilation et je pense davantage aux autres musiciens lors de l’étape de composition. Cela m’amène à écrire différemment.»

Et la harpe, complice de toujours, comment se porte-t-elle? «Mon jeu évolue constamment. Je peaufine et développe certaines techniques à partir des directions qu’imposent mes chansons. Alors je peux y consacrer tout mon temps, de façon presque obsessive, pendant des mois, jusqu’à ce que je réalise qu’en renforçant cette technique, j’ai négligé d’autres aspects de mon jeu qui se sont par conséquent affaiblis… C’est de la job, jouer de la harpe!»

Joanna Newsom | 14-15 mars
Fédération ukrainienne
5213, Hutchison | avec Kevin Barker

dragcity.com/artists/joanna-newsom