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Marissa Nadler: maîtresse des ténèbres

L’Américaine en est déjà à son quatrième album, mais vu la trajectoire farouchement indé qu’elle a choisi d’emprunter, vu la promo plus que discrète, il faut accepter de traverser la forêt enchantée, en avançant à tâtons dans la nuit noire, avant de rencontrer son chant réverbéré, ses musiques vaporeuses et son imaginaire sibyllin.

Marissa Nadler est entrée dans ma vie à une époque où je commençais à en avoir marre des excès du freak-folk. Le chant spleenétique d’Antony m’apparaissait trop pesant, les excentricités de CocoRosie ou de Joanna Newsom que j’apprécie, pourtant me faisaient l’effet d’un cupcake canneberges/thé vert/glaçage à la violette: intrigant, attrayant, cute, mais parfois c’est juste trop.

Alors voilà, Marissa Nadler a atterri dans ma pile de disques à un moment où j’avais envie de quelque chose de plus sobre. Pas ennuyant, ni «adulte contemporain», ni ésotérico-cosmique: sobre, posé. C’est avec Songs III: Bird on the Water, son troisième album, que j’ai succombé. Je venais de découvrir la fille illégitime de Vashti Bunyan et Leonard Cohen, dont elle reprend d’ailleurs, avec beaucoup de classe et un naturel fou, rien de moins que «Famous Blue Raincoat». «Je ne peux pas dire que j’aie grandi en écoutant Vashti Bunyan, car son travail a été redécouvert il y a quelques années en quelque sorte Mais les premiers albums de Leonard Cohen m’ont marquée au fer rouge, de même que ceux de Joni Mitchell, Neil Young et Bob Dylan. J’ai 28  ans, alors mes grands émois musicaux proviennent aussi de la décennie  90: toute la scène shoegaze et My Bloody Valentine en particulier, Spiritualized, Mazzy Star, les Pixies La première fois que j’ai empoigné une guitare, elle était électrique et on nageait en pleine ère grunge», révèle celle que l’on connaît pour son agilité à manier la 12  cordes. «C’est un peu plus tard que j’ai découvert ma voix à moi, en apprivoisant l’oeuvre de géantes de la trempe d’Édith Piaf, de Billie Holiday, de Nina Simone et de Bessie Smith. Mon enfance a été bercée par les disques plutôt space de mes parents: Pink Floyd et Yes.»

La première chose qui capte l’attention à l’écoute de n’importe quel album de Marissa Nadler, c’est la voix, éthérée, presque irréelle. «Évidemment, dans la vraie vie, ma voix ne sonne pas comme ça. C’est une technique d’enregistrement relativement simple et fréquemment employée; on ajoute un peu de réverbération, voilà. J’aime l’atmosphère qui s’en dégage, l’espace que ça ouvre.» Cet effet contribue à la dimension intemporelle du son de Marissa Nadler, souvent qualifié de mélancolique, un terme dont les critiques ont tendance à abuser quand vient le temps de cerner son travail. «Mon registre est beaucoup plus complexe et subtil; je puise dans toute la gamme des émotions humaines.»

Bienvenue en enfer
Le son de Little Hells, lancé au printemps dernier, se distingue de celui des trois autres albums. Cette fois, la musicienne à la vieille âme s’est adjoint les services de Chris Coady à la réalisation (TV on the Radio, Blonde Redhead, Yeah Yeah Yeahs, Grizzly Bear). «Chris et moi avons des goûts communs, on est deux grands fans de Kate Bush, il avait réalisé l’album de Beach House, que j’aime beaucoup Je voulais explorer de nouvelles possibilités soniques, et je n’ai pas eu à lui tordre un bras. On a échangé quelques courriels; ça a cliqué.» Celui-ci a eu la bonne idée d’inviter le batteur de Blonde Redhead à venir dynamiser l’ensemble. Sur des chansons comme «Mary Comes Alive» et «River of Dirt», on perçoit bien l’apport de Simone Pace, parfaitement adapté au monde crépusculaire de Marissa.

L’album apparaît davantage ancré dans l’époque actuelle, possiblement en raison de l’instrumentation privilégiée. Même son titre, Little Hells, diffère des autres, plus lyriques: Ballads of Living and Dying, The Saga of Mayflower May, Songs III: Bird on the Water. «C’est venu tout seul, je cherchais quelque chose qui puisse englober l’essence de toutes les chansons. J’ai découvert en cours de route, que «little hell», c’est aussi le nom d’un phénomène géologique d’Amérique du Sud qui désigne les tremblements de terre entraînés par l’eau qui se met à bouillir sous la croûte terrestre. J’ai fait le lien avec le processus d’écriture de chansons, tel qu’il se déroule pour moi. Une sorte d’urgence, de nécessité, qui naît de la sensation d’ébullition intérieure »

Femmes-Fantômes
Malgré la patine raffinée des chansons, il y a chez Marissa, un petit paradoxe: plusieurs titres sont dotés de sonorités glauques. Sur «Loner», par exemple, on croirait entendre une meute de loup à qui elle aurait jeté un sort. «Heartpaper Lover» nous donne l’impression d’assister à la trajectoire d’étoiles filantes s’évanouissant dans le ciel. «Ah oui, ça c’est un thérémine. J’aime surprendre en faisant basculer l’élégance vers quelque chose d’inquiétant.» Elle nous avait aussi fait le coup sur «Bird on Your Grave», sur Songs III. Des sons anxiogènes qui donnent la chair de poule et pincent le coeur. Comme si, dans un manoir victorien, on croisait le fantôme d’une mariée au détour d’un corridor mal éclairé.

Parlant de fantômes, ils sont nombreux à hanter les textes poétiques, et parfois cryptés, de la musicienne. Silvia, par exemple, est un personnage que l’on croise sur deux albums. «Il y a des personnages récurrents. Je parle souvent des mêmes êtres à travers différentes chansons. Ils représentent des époques de ma vie; c’est un peu compliqué Sur mon premier album, j’avais mis en musique quelques poèmes de Pablo Neruda et Annabel Lee, d’Edgar Allan Poe, car je m’étais attachée à son personnage. Le sujet de la réincarnation me fascine. Que ce soit en m’intéressant à la figure mythologique d’Ophélie ou en me référant au mythe biblique de Jonas dans la baleine, je reviens fréquemment à ce sujet bien que je ne sois pas pratiquante. Mes chansons sont des petits contes à la fois très personnels et ouverts. Je m’arrange pour que les paroles soient sujettes à de multiples interprétations, car il est important pour moi que les gens puissent se les approprier.»

15 novembre | Sala Rossa
4848, St-Laurent
avec Alela Diane
marissanadler.com